Pourriez-vous nous raconter votre parcours et les différentes étapes qui vous ont amené en 2013 à tenter la traversée du Passage du Nord-Ouest ?
J’aime les défis, l’aventure, le froid, les glaces et les grands espaces. Je crois que j’ai constamment eu besoin d’une dose d’adrénaline dans ma vie !
J’ai toujours été en contact avec la nature et les grands espaces au Canada. Dès mon plus jeune âge, je passais mes journées à arpenter les forêts environnantes, et surtout lorsqu’il y avait des tempêtes.
Adulte, j’ai rejoint les rangs de l’armée où j’ai appris les techniques de survie en forêt, l’orientation, la topographie, et ainsi confirmé mon goût évident pour la nature, le camping hivernal et l’exploration. J’ai monté des expéditions en totale autonomie dans des espaces soumis aux conditions climatiques rigoureuses, près du Québec, au Nord-Est des États-Unis, etc.
J’ai ensuite eu envie de relever des défis plus engagés encore, car j’aime me dépasser, repousser plus loin mes limites. Mon premier gros défi : la traversée en ski du Groenland en 2010 avec Olivier Giasson. Une expédition qui ne s’est pas passée tout à fait comme prévu en raison de problèmes logistiques qui nous ont contraints à modifier notre itinéraire, lequel consistait initialement à rallier Isortoq, petit village de la côte Est, à Kangerlussuaq, un village de la côte Ouest. En rentrant du Groenland, nous avions déjà envie de repartir. Nous avons décidé de pousser un peu plus loin. Le Passage du Nord-Ouest était d’actualité. Nous avons décidé de le traverser en kayak, ce qui aurait été une première.
Sébastien Lapierre
Quels sont les bons moments que vous retiendrez de votre expédition ?
Les paysages uniques au monde, les couchers et les levers de soleil exceptionnels, le soleil de minuit, la visibilité incroyable propre à cette région. C’était spectaculaire, grandiose.
Nous avons particulièrement apprécié les troisième et quatrième semaines de l’expédition. Les conditions étaient très bonnes, la mer était calme.
Et les moments plus difficiles ?
C’est pendant les tempêtes que notre moral était au plus bas. Les conditions météo peuvent changer très rapidement en Arctique, et il nous est malheureusement arrivé à plusieurs reprises de ne pas avoir le temps de rejoindre la terre ferme avant une tempête. Les vagues de plusieurs mètres nous empêchaient alors de progresser. Des épisodes durant lesquels nous avons eu très peur. Secoués, soulevés, tapés sans relâche.
L’été 2013 a été exceptionnellement froid. La température a chuté fortement durant les dernières semaines de notre expédition. L’enchaînement des journées de 10 heures de kayak par -10 °C s’est avéré particulièrement difficile.
S’aventurer sur le Passage du Nord-Ouest cette année n’a pas été facile. Au début de l’été, les glaces ont mis plus de temps à fondre que les années passées. Le retour des glaces s’est fait très rapidement aussi. Sur une partie de notre itinéraire, l’eau n’a jamais dégelé. Nous avons dû naviguer entre de gros blocs de glace instables. C’était une course contre la montre pour rejoindre Gjoa Haven ! Les conditions de glace ont parfois impacté notre moral et notre énergie et nous ont souvent stressés.
Nous avions aussi sous-estimé les difficultés liées au vent. Il est omniprésent. Souvent des vents contraires, des vents difficilement prévisibles, qui ont gêné considérablement notre progression.
Ceci étant, malgré les difficultés, nous n’avons jamais eu envie d’abandonner. Nous voulions constamment avancer, arriver au bout de l’aventure.
Sébastien Lapierre
Vous avez été confrontés au retour des glaces plus rapidement que prévu. Y a-t-il eu d’autres imprévus durant votre expédition ?
Oui, lors de la première étape. Nous avons décidé de modifier notre itinéraire à cause d’une tempête arctique. Pour cela, nous avons débarqué et tiré le kayak pour rejoindre une autre rive. La carte indique qu’il n’y a pas de relief à l’endroit où nous avons débarqué. Nous nous sommes alors rendus compte que les cartes et les GPS comportent beaucoup d’erreurs. Nous nous sommes en effet retrouvés face à des falaises que nous avons dû descendre en rappel !
Les cartes de l’Arctique sont loin d’être précises. Les hauts-fonds, par exemple, ne sont pas indiqués. Les petites îles non plus. Nous avons souvent dû improviser pour nous adapter aux réalités du terrain.
Sébastien Lapierre
Êtes-vous déçus de ne pas avoir pu atteindre Igloolik comme vous l’aviez prévu ?
Nous ne sommes pas déçus, car le bilan de l’expédition est dans l’ensemble positif. Nous sommes plutôt contents, au contraire.
D’une part, il y a eu plus de glace sur le Passage du Nord-Ouest cette année que les autres années, rendant le défi à relever plus difficile, donc plus intéressant !
D’autre part, nous n’avons pas pu rejoindre Igloolik parce que les glaces se sont formées plus rapidement que prévu et non pas parce que nous avons été trop lents. Au contraire, notre progression était plutôt bonne. Nous avions deux jours d’avance par rapport à notre programme. Notre kayak a été performant et nous avons bien avancé, 45 kilomètres par jour environ et 80 kilomètres pour notre plus grosse journée. Les conditions extérieures ne nous ont pas été favorables, cela fait partie de l’aventure. Je suis convaincu que si tout se passe comme prévu, ce n’est plus l’aventure.
Quels contacts avez-vous eus avec les populations locales ?
Nous avons fait escale dans des villages inuits – Paulatuk, Kugluktuk, Cambridge Bay, Gjoa Haven et Taloyoak – pour notre ravitaillement en nourriture et en carburant.
Les Inuits que nous avons rencontrés dans ces villages étaient très généreux et très curieux. Ils nous ont bien accueillis, nous offrant du café, du cake, des soupes. Nous avons également partagé quelques repas avec des marins et des pêcheurs. Nous avons notamment échangé avec eux sur le changement climatique et ses conséquences au quotidien, notamment sur la chasse et la pêche. La faune n’est pas plus rare comme on pourrait le penser, mais son comportement change. Des ours s’aventurent de plus en plus dans les villages, par exemple.
Comment vous êtes-vous préparés à cette expédition ?
Nous avons préparé l’expédition pendant trois ans.
Nous avons consacré beaucoup de temps à la recherche de sponsors. Je crois que cela a été assez compliqué, car les entreprises au Canada ne sont pas habituées aux demandes de sponsoring comme peuvent l’être les entreprises en Europe.
Nous avons également consacré beaucoup de temps à la planification des bivouacs. Nous devions trouver des bivouacs permettant un accès facile à l’eau douce et qui ne soient pas trop rocailleux. Nous avons bivouaqué la plupart du temps aux endroits où nous avions prévu de bivouaquer. À dix reprises environ, nous avons été obligés de trouver d’autres bivouacs, parfois parce que nous voulions nous arrêter de pagayer plus tôt ou au contraire continuer plus longtemps, d’autre fois parce que les rivières qui étaient sur la carte n’existaient plus.
La préparation physique n’a pas été compliquée dans la mesure où ma profession (pompier) m’oblige à faire du sport quotidiennement. Je pratique de nombreux sports : la plongée sous-marine, l’escalade, la randonnée, le ski de fond et la raquette. J’ai privilégié le renforcement musculaire, au détriment du cardio. Nous avons aussi beaucoup pagayé, nous nous sommes entraînés sur le fleuve Saint-Laurent au Québec. Je pratiquais déjà le kayak auparavant, mais je n’avais jamais fait de sorties aussi longues sur plusieurs jours d’affilée.
Comment avez-vous choisi les points de départ et d’arrivée de l’expédition ?
Nous avons choisi de débuter notre expédition à Tuktoyaktuk pour des raisons logistiques, car nous avions la possibilité d’expédier notre kayak dans ce village. Nous avons ensuite choisi le point d’arrivée en fonction de la distance réalisable durant l’été, des dates de fonte des glaces et de regel.
Sébastien Lapierre et Olivier Giasson
Les glaces ont barré le chemin d’autres expéditions, celle de Charles Hedrich, parti le 1er juillet pour tracer à la rame une route inédite du détroit de Béring au détroit de Davis, contraint de renoncer à mi-parcours à Tuktoyaktuk, afin d’éviter que son rameur ne soit écrasé par les blocs, comme celle de Sébastien Roubinet et Vincent Berthet, partis le 6 juillet à bord de Babouchka pour traverser l’océan glacial Arctique de Point Barrow au Spitzberg en passant par le pôle Nord, forcés de déclencher leur balise de détresse à une centaine de milles du pôle Nord d’inaccessibilité. Avez-vous eu des nouvelles pendant votre expédition des autres aventuriers qui se sont lancés à l’assaut de l’océan glacial Arctique ?
Oui. Nous avons croisé à deux reprises l’autre expé canadienne, celle de Charles Hedrich. Le premier jour, il était dans un bateau de croisière. Nous avons discuté brièvement, mais nous n’avions pas de nouvelles d’eux après cela. Nous étions en avance sur notre itinéraire, alors nous avons continué.
Comment vous êtes-vous organisés pour votre ravitaillement durant l’expédition ?
Nous avons pris le temps de planifier soigneusement notre ravitaillement en fonction des villages, de leur localisation, des disponibilités alimentaires, des approvisionnements en eau potable, de la météo, et de l’état de la glace. Chaque ravitaillement s’est déroulé de manière correcte. En fait, nous avons même parfois pu racheter des vivres supplémentaires !
Nous avons été totalement autonomes pendant trois semaines, en moyenne. Nous avons emporté des aliments lyophilisés, des barres énergétiques, des soupes, de la viande séchée. Un bon équilibre des macronutriments est essentiel : on a besoin d’énergie pour les efforts, de glucides, de protéines et de lipides. Nous avons fait très attention à notre régime alimentaire et nous avons également emporté des électrolytes pour éviter de tomber malades.
Nous avons pu nous ravitailler à quatre reprises.
Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?
De cette expédition, je tire plusieurs leçons. Tout d’abord, je pense qu’il est important de bien planifier une expédition, mais que cela ne se déroule jamais comme prévu. Il faut toujours s’adapter à l’imprévu, qui fait partie intégrante de l’aventure. J’ai aussi appris qu’il est primordial de s’entourer de personnes en qui l’on peut avoir confiance. Dans les situations délicates, il est important de pouvoir compter sur son équipe.
De plus, cette expédition m’a également ouvert les yeux sur l’importance de la préservation de notre environnement. En parallèle de ces grandes aventures, je souhaite également m’engager dans des actions de sensibilisation sur les enjeux environnementaux que nous avons pu constater lors de notre expédition. Les témoignages des populations locales concernant le changement climatique m’ont particulièrement marqué, et je crois fermement qu’il est essentiel de partager ces histoires pour sensibiliser le public aux défis auxquels notre planète est confrontée. En mettant en avant la beauté des paysages que nous avons découverts ainsi que les réalités de la vie en Arctique, j’espère inspirer d’autres personnes à explorer, respecter et protéger notre environnement. Cette mission de sensibilisation se veut aussi un appel à l’action pour inciter chacun à jouer un rôle dans la préservation de ces espaces fragiles pour les générations futures.