Entretien avec un alpiniste qui nous transmet sa conviction que rien n’est impossible, entretien avec un aventurier qui refuse l’artifice et fuit l’aliénation, entretien avec un homme en quête de sens et de partage.
D’où vient ta passion pour l’alpinisme ?
J’ai grandi à Saumur, loin de la montagne ! Les alpinistes n’ont pas nécessairement grandi en montagne, contrairement à ce qu’on croit !
Il y a, je crois, deux choses qui m’ont inspiré. Mes parents, instituteurs, étaient passionnés de montagne. Je partais en randonnée avec eux tous les étés pendant six semaines. Je lisais également des récits d’aventures, de spéléo, d’alpinisme. J’ai lu les livres de Reinhold Messner lorsque j’avais 13 ans. Lorsque j’avais 12-13 ans, j’étais très inspiré par les alpinistes d’après-guerre, des personnes très populaires car le grand public avait besoin de héros à cette époque. Il s’agissait de Lionel Terray – mes parents l’admiraient aussi, c’est pourquoi ils m’ont donné son prénom -, Louis Lachenal, René Desmaison – j’ai rencontré ce dernier à Saumur. J’aime également la vision de la montagne de Walter Bonatti, tout comme celle de Reinhold Messner.
Je n’ai jamais voulu devenir guide. Cela ne m’intéressait pas … mais j’ai quand même fini par le devenir, et j’aime ce métier que j’exerce très occasionnellement. Quand j’étais jeune, je ne m’imaginais pas vivre de l’alpinisme. La profession d’alpiniste n’existe pas ! Il faut avoir une très grande maturité pour accepter de ne faire plus que cela. Beaucoup de personnes aimant la montagne et l’alpinisme se lancent dans le business de l’aventure. Je n’avais pas envie de cela non plus. J’ai alors suivi des cours de physique à l’université.
En parallèle, j’ai été sélectionné en Equipe Jeunes Alpinistes Haut Niveau FFME et Haut Niveau Club Alpin Français GHM. Nous alternions cascades de glace, alpinisme hivernal, escalades de printemps, grandes courses l’été et préparations d’expéditions durant l’automne.
A 24 ans, je me suis rendu compte que les études de physique ne me convenaient pas. J’ai donc décidé de vivre autrement et de me contenter de peu. J’ai élu domicile dans une fourgonette pour passer ma vie à grimper. Je me suis rapproché de fondations d’entreprises qui aident les jeunes à concrétiser leurs projets.
J’ai ensuite rencontré Véronique, ma femme. Elle a accepté mon choix de vie. Elle aime voyager tout comme moi. Notre premier grand voyage, un tour du monde des sommets pendant douze mois en 1994-1995.
A 26 ans, tu reçois le Piolet d’Or 1994. Est-ce que cela a changé quelque chose dans ta vie d’alpiniste ?
Ce Piolet d’Or nous a récompensés, l’Equipe Jeunes Haut Niveau du Club Alpin, pour l’ouverture en escalade artificielle de Paradis Artificiel, ABO, dans le massif du Pamir-Altaï au Kirghizistan.
Avant le Kirghizistan, je grimpais surtout dans les Alpes ou les Pyrénées, où j’ai ouvert quelques voies et fait quelques premières – comme la première solitaire et hivernale de la directissime de la paroi N-O de l’Olan. L’expédition au Kirghizistan m’a ouvert des horizons au-delà des frontières de notre pays.
Cette expédition m’a également permis de me rendre compte qu’il fallait suivre ses propres convictions pour être pleinement en accord avec soi-même, en harmonie avec sa conscience et en phase avec son environnement. Nous nous sommes rendus au camp de base en hélicoptère, or cela ne correspondait pas du tout à mes aspirations. J’ai pris conscience qu’il me manquait quelque chose, que j’avais coupé les racines de la montagne. Pour moi, la marche d’approche est aussi importante que la paroi. Par exemple, en 1998, j’ai approché le Mont Combatant sur la côte Ouest du Canada au Nord de Vancouver à pied en traversant pendant trois semaines des forêts sans sentier que personne auparavant n’avait visitées, avec tout mon matériel sur le dos. L’approche était très compliquée ; cela nous a coûté le sommet mais je ne le regrette pas ! Je n’ai plus jamais dérogé à cette éthique sauf une fois aux Kerguelen en 2006 où j’ai dû à nouveau faire une approche héliportée car aucun autre mode d’approche n’était possible.
Je pense que si un aventurier est en désaccord avec une partie du projet, il ne peut pas être en complète plénitude. Je ne recherche pas d’éphémères sensations extrêmes. J’ai besoin de cette approche de la montagne par des moyens traditionnels pour replacer la montagne dans son environnement, m’intégrer au milieu, me confondre avec lui, et appréhender sereinement l’ascension à venir, et ce même si cela doit rendre l’expédition plus éprouvante et plus longue.
Lionel Daudet
En 2002, tu te lances un très gros défi, l’enchaînement des trois directissimes Jorasses, Eiger, Cervin, en solo hivernal. Tu es le premier à gravir durant l’hiver et en solo la voie Eldorado, ED+, dans la face Nord des Grandes Jorasses. En conformité avec ton éthique, tu relies Zermatt, à ski et à vélo, et tentes de répéter Aux amis disparus, ED, la voie la plus difficile de la face Nord du Cervin, directement dans le nez de Zmutt, voie que tu as ouverte quelques années auparavant. Mais la montagne, cette fois, ne te laisse pas passer. Tu restes bloqué dans la voie, recroquevillé dans ton duvet pendant 9 jours. 9 longs jours durant lesquels tu es frappé par la tempête, tu luttes contre des conditions climatiques extrêmes et un froid polaire. Tu dis dans ton livre, La Montagne Intérieure, « le réveil, à l’ombre glaciale de la muraille du Cervin est brutal. Ici, le soleil ne viendra jamais, je ne peux que le voir en face de moi ou dans mes songes. Il y a quelque chose de terrible là-dedans, ce brutal retour à cette réalité à la limite du supportable ». Tu es contraint de renoncer à la trilogie et tu dois subir une amputation de 8 orteils. Comment cet épisode de ta vie a-t-il impacté ta perception de l’alpinisme et ta façon de vivre l’aventure ?
J’ai arrêté les solos, mais peut-être pas uniquement parce que je me suis gelé les pieds. J’avais intégré ce type d’accidents dans les risques que j’acceptais de prendre.
C’est en 2005, et non en 2002, que je me suis rendu compte qu’il fallait que j’arrête les grands solos. J’ai tenté de nouveau la trilogie cette année-là et après trois jours dans la face Nord de l’Eiger, je ne me suis plus senti à ma place, j’étais déphasé, j’ai su que c’était fini, je n’étais plus serein. J’ai éprouvé une espèce de mal-être. Ce n’était pas comme d’habitude, mais cela ne venait ni de la technicité de cette ascension ni de la difficulté des conditions. Je subissais la situation et l’environnement plutôt que de les maîtriser. Ma présence dans cet univers austère n’avait plus de sens. Je n’avais pas vu venir ce virage dans ma vie, or dans la face Nord de l’Eiger, il m’est apparu comme une évidence, le goût pour ces folles entreprises solitaires m’avait fui. Il ne faut pas du courage pour gravir ces faces, mais bien plus, une foi, une flamme. Jamais je n’ai grimpé pour autre chose que cette flamme qui me vivifiait. Dans la face Nord de l’Eiger, j’ai senti que la flamme qui m’animait d’ordinaire n’était plus là. Le cœur n’y était plus. Je ne voulais pas faire le solo de trop. J’ai alors décidé naturellement de renoncer à la trilogie.
Peut-être que la page des solos s’était tournée à mon insu après les amputations. Le solo est quelque chose d’éminemment personnel. C’est la chose la plus ultime qui soit en alpinisme. Il requiert un état d’esprit particulier, que j’ai eu pendant de nombreuses années, une harmonie entre le rocher et moi qui m’apportait une grande richesse intérieure et que je n’ai plus ressentie dans la face Nord de l’Eiger. J’ai compris que si je continuais à faire des solos, je le ferai pour des raisons malsaines, pour la gloire, pour faire des premières, pour les sponsors, pour quelqu’un d’autre. Au fond de moi, je ne voulais plus continuer. Comme j’ai toujours été très libre et pris des décisions en adéquation avec ce que je suis et ce que je pense, j’ai préféré renoncer définitivement au solo.
C’est à cette époque que je me suis rendu compte que l’aventure pouvait être à ma porte. J’ai recommencé à monter des projets et à ouvrir des voies à côté de chez moi dans les Alpes.
Lionel Daudet
Je me suis également mis à d’autres sports – le kayak, la voile, le parapente – et me suis intéressé à d’autres domaines sans pour autant chercher à devenir le meilleur dans tout. J’ai monté des projets mer/montagne avec Isabelle Autissier notamment et des projets dans lesquels l’alpinisme est conjugué à d’autres disciplines, comme le tour du département des Hautes-Alpes en 2007 et le tour de la France, le DODtour en 2011-2012.
J’ai commencé aussi à m’intéresser à l’exploration, notamment polaire. Je suis allé grimper dans les îles Kerguelen en 2006, en Géorgie du Sud en 2007, en péninsule Antarctique en 2010.
Lionel Daudet Mer Montagne
En quoi les régions polaires t’attirent-elles ?
En Antarctique et en Géorgie du Sud, j’aime les sommets que l’on voit depuis la mer, les montagnes vierges.
L’ascension en régions polaires est très spécifique. Les montagnes sont recouvertes d’un épais givre aux formes étranges, semblables à des châteaux forts, difficile à grimper. En péninsule Antarctique, nous étions obligés d’ajouter des ailettes sur les piolets.
C’est un environnement unique. Dans les Alpes, le paysage est modelé. Dans le Grand Sud, la nature est brute, puissante. La faune est exceptionnelle aussi. Pour gravir le sommet, il faut passer sur des plages et bousculer des otaries et des morses ! Cela donne une énergie et une force incroyable, en plus de celle qui résulte de l’ascension d’une paroi vierge.
J’ai apprécié également la dimension maritime des projets que j’ai montés dans le Grand Sud. C’est fabuleux de voir les icebergs et le voilier tout petits au loin alors que nous progressons dans un univers de glace. Nous ne voulions pas grimper loin de la côte afin de pouvoir revenir plus rapidement au voilier.
Lionel Daudet Alpiniste Eider
Je suis allé au Sud du Groenland en 1996-1997 dans le cadre de mon projet Odyssée Verticale qui avait pour objet de réaliser plusieurs ascensions en cordée pendant seize mois du Groenland à la Patagonie. Au Groenland, la lumière est très particulière, très forte car il n’y a pas de pollution. Les ascensions au Groenland sont moins atypiques que les ascensions en Antarctique, les parois ressemblent aux parois qu’on peut trouver ailleurs. Un moment que j’ai particulièrement apprécié : lorsque j’ai vu, du sommet du Suikarsuaq, la calotte polaire qui s’étend très loin. C’était un moment très très fort.
J’aime ces endroits pas ou peu peuplés tels que l’Antarctique ou le Groenland. J’aime aussi l’Alaska, pour ses populations justement, très différentes des autres Etats des Etats-Unis. Je n’ai jamais fait l’ascension du mont McKinley. J’ai ouvert avec Seb Foissac la voie du Voyage des clochards célestes au Burkett Needle en 1999. Cet endroit est humide et sauvage. La taille des glaciers est impressionnante. Ce sont des autoroutes multiplées par dix ! J’ai voulu pour cette expédition suivre à la lettre mon éthique exigeante. On nous a donc largué au fond d’un fjord avec des pulkas et nous sommes partis en autonomie absolue. Nous n’avions aucun moyen de communication parce que je n’en voulais pas. Nous nous sommes retrouvés face à face avec nous-mêmes, avec seulement un rendez-vous avec un bateau un mois et demi plus tard.
Tu n’as pas réussi l’ascension du pic Lars Christensen, sommet encore inexploré, sur l’île Pierre Ier lors de ton expédition No Man’s Land en péninsule Antarctique en 2010. Comment as-tu vécu cela ?
Je suis détaché. Je donne toute mon énergie et le meilleur de moi-même pour un sommet. Mais si je vois qu’il y a de véritables raisons pour lesquelles un sommet est impossible, je peux renoncer sereinement. Lorsqu’on a voulu faire l’ascension du Lars Christensen, il n’y avait pas de visibilité, il y avait des vents catabatiques extrêmement violents, d’importantes crevasses. J’ai compris que c’était impossible, d’autant plus que nous devions repartir rapidement sur Ushuaia étant donné les conditions météo qui se dégradaient. En fait, rien n’est moins important que le sommet. Mettre toutes ses forces vers la cime et l’instant d’après, renoncer. Renoncer au sommet mais pas à la vie. Ce sont mes lignes directrices. Si je sens que ça ne va pas, je renonce, je préfère la vie.
Je me rappelle cette fois sur le Cervin, le matin du sommet : nous étions enfermés dans un blizzard. J’ai décidé de ne pas y aller. On m’a fait comprendre que si je renonçais, je perdais une belle chance. Ce n’est pas cela qui m’importe. Pour moi, l’aventure est ailleurs. On peut avoir de belles réussites, mais cela doit correspondre à un sens que l’on a pour soi-même.
Lionel Daudet Alpiniste
Il faut savoir faire preuve d’humilité. Tu ne sais pas comment se comporte la montagne, il y a un côté mystérieux. Si tu es trop sûr de toi, cela te mène à des désastres. J’ai vu des alpinistes expérimentés perdus, incapables de faire demi-tour. Dans ce milieu, tu es toujours un peu en danger. Le danger t’entoure.
Il est vrai que les années passées sur le terrain, dans la tempête, m’ont donné beaucoup de force, j’ai un bon esprit d’analyse. Cela ne me rend pas invincible. Lorsque j’évolue, j’essaie d’intégrer cette part de danger. Si je suis là, je dois accepter tout cela. La vie est belle dans ces dimensions et cela doit rester à l’esprit, dans la joie de vivre.