Voilà 14 ans qu’il parcourt les déserts de glace, à la recherche d’absolu, en quête de ses propres limites, certainement aussi pour se sentir vivant.
Avant de se confronter à cet environnement, c’est dans les livres que Michaël, alors adolescent, commence à se passionner pour les grandes aventures alpines et polaires. Quelques années plus tard, étudiant en géologie puis en sciences des écosystèmes montagnards, il découvre le ski de randonnée et l’alpinisme.
Avec ses amis, il enchaîne les voies, se frotte aux rigueurs de la verticalité et aux lois – hélas – de la pesanteur, et repousse ses limites. Une période de trois années pendant laquelle Michaël développe son goût pour l’engagement physique et mental, le risque calculé, l’autonomie. C’est aussi le temps des premiers raids, sac au dos ou skis aux pieds, en Europe.
Durant son service civil, en 1994, il séjourne en tant que volontaire à l’aide technique quatorze mois durant dans les Terres australes et antarctiques françaises, sur l’archipel des Kerguelen, déconnecté de tout. Missionné par l’Institut français pour la recherche polaire (IPEV) et le Muséum national d’histoire naturelle, il procède à la collecte de données dans le cadre d’études éco-éthologiques et contribue à la restauration des écosystèmes sub-antarctiques.
En 1996-1997, définitivement plus attiré par les grands espaces que par la sédentarité, il effectue pendant huit mois, dont quatre en solitaire, une traversée de 8 000 kilomètres à VTT à travers les hautes terres du sud de l’Amérique latine (de l’Amazonie bolivienne à la Terre de Feu, en passant par l’Altiplano, les déserts du Sud-Lipez et de la Puna d’Atacama, la Patagonie…). Seul bémol de cette aventure : encore trop de sentiers, trop de chemins!
En 1999, Michaël obtient son Brevet d’Etat d’accompagnateur en montagne. Il se tourne résolument vers les régions nordiques, et investit son énergie dans la réalisation d’expéditions à ski engagées et dépouillées : tentative de traversée de la Scandinavie en 1999 ; 1 800 kilomètres et quatre mois de ski-pulka itinérant et autonome du Sud de la Norvège au Nord-Ouest de la Finlande en 2000 ; divers raids et plusieurs centaines de kilomètres dans les régions centrales, occidentales et méridionales du Spitzberg en 2001 et 2002 ; tentative de traversée Est-Ouest du Groënland en 2003.
Toujours animé par une profonde passion pour les grandes traversées à ski des régions polaires, il modifie néanmoins son approche de ces milieux à partir de 2006. Il souhaite désormais ajouter performance et technicité dans la réalisation de grands raids en délaissant le ski-pulka traditionnel pour le kite-ski beaucoup plus rapide et ludique.
A compter de 2007, il consacre quelques séjours en Norvège à la pratique du kite-ski itinérant et à l’expérimentation des techniques spécifiques aux grandes traversées assistées par voile de traction. Il monte l’expédition « Wings over Greenland » et réalise, en mai 2008, avec deux co-équipiers, la troisième traversée Sud-Nord du Groënland en kite-ski, soit 2 300 kilomètres couverts en trente et un jours.
Durant l’hiver 2010, il repousse davantage encore ses limites techniques et parvient à traverser en kite-ski la calotte glaciaire du Vatnajökull, en Islande, le plus grand glacier d’Europe, d’Est en Ouest, de Jöklasel à Jökulheimar, en passant par le volcan Grímsvötn, et ce dans des conditions météorologiques particulièrement ardues.
Rencontre avec un homme qui a choisi la liberté, la liberté au cœur du vide extrême qu’est l’Arctique, ce vide qui donne le vertige, celui qui oblige l’homme à se battre contre lui-même et qui commande un engagement total, rencontre avec Michaël Charavin.
Pourriez-vous nous parler de votre première grande traversée, la Scandinavie du Sud au Nord ?
En 1999, à 29 ans, j’ai fait une première tentative de traversée Sud-Nord de la Scandinavie en autonomie. J’avais alors l’expérience de la montagne, j’étais déjà assez calé en orientation / navigation. Mais je ne suis pas parvenu à aller très loin dans cette tentative car ma préparation n’était tout simplement pas suffisante. D’abord, le point de départ choisi pour ce long voyage était à la périphérie des montagnes, dans un secteur où l’enneigement était insuffisant. Cela m’a valu un premier échec seulement quelques heures après le départ, et la nécessité de réorganiser un second démarrage quelques jours plus tard. J’avais, par ailleurs, organisé des dépôts de nourriture pour une durée de voyage de 100 jours, mais je n’avais pas pris le soin d’ordonner chacun de ces ravitaillements. J’ai également eu rapidement un souci technique avec l’une de mes chaussures (une semelle décolée) et ne pouvais plus continuer à skier avec. Enfin, je crois que je n’étais pas tout à fait prêt à faire cette traversée seul. La solitude me pesait.
Fort de cette expérience, j’ai organisé, durant l’année qui a suivi, une logistique plus appropriée et j’ai à nouveau tenté la traversée de la Scandinavie durant l’hiver 2000 – accompagné par cinq amis qui se relayaient et qui m’attendaient chacun à un endroit précis du parcours. La première partie de la traversée a été très difficile. Je n’avais alors pas de GPS, mes seuls outils de navigation étaient des cartes au 1/100 000e et une boussole. Pendant un mois, nous avons progressé sur les immenses plateaux du sud de la Norvège, sans repère et dans des conditions météo souvent difficiles. Ce fut une sacrée expérience ! En raison de la météo exécrable, nous avons passé la plupart des nuits en refuge, en tout cas lors de la première moitié du périple. A plusieurs reprises, nous n’avons pas pu pénétrer dans les refuges tant la neige accumulée depuis novembre recouvrait entièrement leurs façades.
Et la traversée Sud-Nord du Groënland en mai 2008, 2 300 kilomètres en trente et un jours, est-ce l’expédition la plus difficile que vous ayez faite ?
Je n’ai pas ce sentiment là.
J’ai passé beaucoup de temps à préparer cette expé – deux ans. J’avais aussi beaucoup plus d’expériences que pour la Scandinavie. Les conditions météo étaient dans l’ensemble très satisfaisantes. Il n’y a pas eu de tempête. Les températures remontent à cette période de l’année. Il faisait -5°C au Sud et au minimum -25°C au Nord. Ce ne sont pas là des températures extrêmes. Bon, il faut tout de même relativiser mes propos ! Kiter par -20°C n’est pas anodin car le vent, ajouté à notre propre vitesse de progression (jusqu’à 60 km/h en conditions d’expédition), abaisse clairement la température ressentie par le corps. Le terrain, même s’il peut sembler plat, n’était pas non plus une sinécure – nous avons rencontré des sastrugis, des sortes de vagues dures formées par le vent, avec des arêtes franches de 20 à 50 centimètres de hauteur, sur un tiers du parcours (environ 800 kilomètres). Nos prédécesseurs sur cette « route » n’avaient pas témoigné de cette difficulté… Nous avons skié 10, 12 voire 14 heures par jour. Nous ne sommes jamais allés au-delà des 200 kilomètres parcourus dans une journée mais, en revanche, nous étions très réguliers, parcourant jour après jour environ 150 kilomètres. Je ne me suis jamais senti atteindre mes limites, même si j’avais régulièrement « ma dose ». Une seule fois, nous avons eu très froid et avons pris des précautions particulières pour éviter les gêlures.
Non, honnêtement, cette expédition ne m’a pas semblé extraordinairement dure. Parce qu’elle correspondait à ce pour quoi nous nous étions préparés.
La traversée Sud-Nord de la Scandinavie peut paraître beaucoup plus simple que la traversée du Groënland car la Scandinavie n’est pas une région polaire à proprement parler. Mais c’est en réalité un territoire qui peut être très hostile et la difficulté de la traversée n’a rien à envier à celle du Groënland.
Il en est d’ailleurs de même de l’Islande. L’ampleur de notre projet d’expé en Islande, en 2010, pouvait sembler modeste au regard de la traversée longitudinale du Groënland. Pourtant, l’itinéraire parcouru à travers les contrées les plus reculées de l’Islande n’a pas été moins exigeant et original. Si l’enjeu principal de l’expé groënlandaise reposait sur nos capacités et notre efficacité à couvrir quotidiennement de longues distances, en Islande, le challenge a été tout autre. La calotte glaciaire du Vatnajökull est précisément situé sur le rift, un lieu d’une sismicité fréquente et d’éruptions volcaniques répétées, caractérisé par la présence de profondes failles qui peuvent se matérialiser à la surface de la calotte par des crevasses. Par ailleurs, le relief est souvent complexe en Islande. Progresser sur des terrains déversants, parfois peu enneigés, très irréguliers et semés d’obstacles – laves affleurantes, ruptures fortes de pentes, corniches neigeuses, ravins – exige un bon niveau technique en kite afin d’éviter les pièges qui peuvent provoquer des chutes ou la casse du matériel. Il faut également composer avec les perturbations aérologiques induites par le relief. Il convenait de redoubler d’attention vis-à-vis de ces microphénomènes (rafales, venturi, rouleaux, rotors, abris, déventes, etc). La dernière des contraintes en Islande, et pas la moindre, est de faire avec les aléas d’une météo capricieuse. Précipitations et vents sont les maîtres incontestés de ces arpents de terre. Les conditions là-bas peuvent donc être très extrêmes. Elles l’ont été en 2010. Nous avons eu à plusieurs reprises des vents à 100 km/h. Nous avons réussi à kiter par des vitesses de vent approchant les 70 km/h, sans aucune visibilité, avec un risque bien réel de se perdre l’un l’autre. Des moments anxiogènes !
Comment préparez-vous une expédition ?
La préparation d’une expédition est le plus souvent un travail d’équipe. Nous passons tout d’abord du temps à définir précisément le projet en se renseignant notamment sur ce qui a déjà été fait et en cherchant les données disponibles sur les conditions climatiques, météo et aérologiques du secteur visé. Puis vient le temps de la logistique (itinéraire, équipement, envoi de frêts, autorisations, assurances, réservation des vols, choix des voiles, etc).
Avant la traversée du Groënland en 2008, nous sommes allés en Norvège à plusieurs reprises afin de pratiquer le kite dans des conditions relativement proches de celles que nous allions rencontrer au Groënland. Lors de ces voyages préparatoires, nous avons rencontré des Norvégiens qui avaient déjà effectué de grandes traversées en kite (notamment la traversée du Groënland du Sud au Nord réalisée en 2005 et dont l’équipe détient encore à ce jour le record de vitesse). Le témoignage de leur expérience a été précieux.
En kite, il est indéniable que les paramètres météo et aérologiques du moment jouent un rôle déterminant dans la réussite d’un projet. Il est donc primordial de procéder, en amont, à un important travail de préparation afin de définir le parcours idéal à une progression aéro-tractée, ainsi que les nombreuses variantes et réchappes envisageables en cas de nécessité (vents défavorables, tempêtes durables, dégel violent, déneigement marqué, casse matérielle ou corporelle).
Pour la traversée de la calotte glaciaire du Vatnajökull, en Islande, nous avons interrogé nos amis islandais qui connaissent et pratiquent les lieux reculés de ce pays : enneigement classique des zones non glaciaires, état d’englacement des rivières, zones particulièrement crevassées sur les calottes glaciaires, routes traditionnellement empruntées par les expéditions (4×4, snowscooters, secours islandais), possibilités de replis, accès aux refuges, etc.
En parallèle, nous avons cherché à collecter des informations précises concernant le climat : ses principaux systèmes météorologiques (positionnement et évolution des cellules dépressionnaires) et leurs caractéristiques (directions classiques des vents, précipitations, températures, etc).
A suivi un important travail cartographique : collecter l’ensemble des cartes topographiques au 1/50 000e (échelle la plus précise en Islande) sur une large bande Nord-Est / Sud de l’île, analyser en détail la topographie des 400 kilomètres envisagés de façon à dessiner un itinéraire optimal à la progression sous voile, ainsi qu’un ensemble de variantes qui pourraient être utilisées selon les conditions (direction du vent, enneigement) du moment, numériser l’ensemble des cartes, les rabouter et les calibrer afin de leur donner une position exacte dans un système géodésique donné, par le biais d’un logiciel approprié, transformer chacun des itinéraires envisagés en une succession de points géographiques référencés (nous avons ainsi défini une vingtaine de routes, chacune étant constituée d’un ensemble de 10 à 70 waypoints), lister et organiser l’ensemble de ces données numériques, et les transférer sur nos 3 GPS.
Enfin, durant les deux mois précédant le départ, nous avons fait un suivi quasi quotidien de la météo islandaise. Cela afin de se faire une idée empirique du fonctionnement de la météo sur l’île, de tester la pertinence de nos choix en matière d’itinéraire, de déterminer avec plus de précisions encore quelles étaient les directions et les vitesses de vent les plus régulières selon les différents secteurs de l’île, la fréquence des « coups de tabac », les températures auxquelles on pouvait s’attendre.
Enfin, je n’ai pas de préparation physique particulière. J’essaie tout simplement de maintenir un rythme de 2 à 4 sorties en montagne par semaine tout au long de l’année (quand je n’encadre pas). C’est déjà pas mal. Pendant les saisons d’encadrement, je suis sur le terrain, souvent dans des conditions sommaires et ce pendant plusieurs semaines ou mois d’affilé. Cela participe à la préparation.
Quelles sont les qualités qui, selon vous, vous ont permis de réaliser vos exploits polaires ?
Sans hiérarchiser les qualités nécessaires, je dirais la connaissance de cet environnement, la préparation méthodique des expés, un caractère opiniâtre et obstiné.
S’agissant de la connaissance de cet environnement, il est clair que ma pratique passée de l’alpinisme et celle actuelle – à bonne dose – de la montagne hivernale, est un plus. Elle permet l’acquisistion des bons réflexes, des bons gestes, des attitudes adaptées, tant sur le plan mental que physique. L’acquisition de toutes ces routines est un gage de réussite.
S’agissant de la préparation logistique, il est évident que pour réaliser ce type de défis, il faut être très carré, très organisé. Il faut pouvoir être capable de prévoir et d’anticiper tout ce qui peut se passer. Il faut donc avoir des qualités d’entrepreneur, de gestionnaire, être capable d’une vision globale sur son projet.
Enfin, une fois sur le terrain, il faut être capable d’accepter un inconfort permanent. Garder la niaque en toute circonstance, s’interdire de baisser les bras, se programmer pour durer. Ce type d’expéditions n’est pas fait pour les personnes qui se limitent au plaisir immédiat.
Quels sont les plus gros risques auxquels vous êtes confrontés dans ce type d’expéditions ?
Un des plus gros risques, c’est l’accident de kite ; car même si nous sommes attentifs, le fait de piloter une aile 10 à 15 heures par jour nous expose inéluctablement à des fautes, sanctionnées par des chutes pas toujours très douces… Or il faut garder à l’esprit qu’une évacuation dans ce type de régions est toujours difficile et parfois temporairement impossible.
Le second risque est le risque de gêlures. Il n’est pas négligeable par -20°C, avec une vitesse de progression dépassant régulièrement les 40 km/h, et une vitesse de vent de 40 km/h.
Le troisième risque, c’est d’être confronté à une très grosse tempête, et des vents de 150 km/h. Dans ces conditions, la cellule de survie est la tente et il faut croiser les doigts pour qu’elle résiste. Un Anglais est décédé récemment sur la côte Est du Groënland, dans ce type de circonstances (du fait d’un Piterak, un vent catabatique particulièrement violent, qui sévit régulièrement dans la région de Tasiilaq). J’ai d’ailleurs été confronté à ce vent en 2003 lors d’une tentative de traversée Est-Ouest du Groënland. Nous sommes restés sous une tente couchée au sol par la tempête, en attendant que ça passe, dans des conditions qu’il n’est pas exagéré de qualifier de survie. Nous sommes passés près de la « correctionnelle » et avons dû renoncer à la traversée.
Y a-t-il des moments où vous doutez lors d’une expédition ?
Je suis par essence un individu qui doute. Le doute peut être salvateur. Je le considère aussi comme la marque d’une certaine intelligence. Il n’y a rien de plus déplaisant que la suffisance de ceux qui ne doutent jamais.
Mais il y a doute et doute. Certains doutes peuvent être bénéfiques, d’autres sont à proscrire en expé.
Douter du bienfondé de ma présence dans une expédition, ça a pu m’arriver par le passé, à mes débuts. En 2001, par exemple, j’ai du stopper une tentative de traversée du Spitzberg pour des raisons affectives. Expérience douloureuse. Je me suis promis de ne plus revivre ça. Je pense avoir aujourd’hui la maturité pour gérer ce type d’affect. L’engagement mental que nécessite une expé ne peut et ne doit laisser aucune faille à l’immixtion forcément néfaste d’un doute relatif à sa propre motivation. Cela signifierait que je ne me suis pas bien préparé, que je ne me suis pas posé les bonnes questions et que je n’étais pas mûr pour l’expérience entreprise. Si ce doute peut poindre à l’horizon, il faut en faire la chasse aussitôt, ne lui laisser aucune chance de se propager.
Après, douter de certains choix et d’aspects secondaires relatifs à la réalisation de l’expédition, est naturel et doit le rester. C’est ce qui permet de rester attentif, de progresser, d’affiner ses choix. En kite, le doute est, de ce point de vue là, quasi permanent car inhérent à l’activité. Sommes-nous toilés comme il faut ? Ne prenons-nous pas trop de risques ? Ne devrions-nous pas prendre davantage de risques pour aller plus vite ? Etc. Le questionnement est permanent.
Revenons au « doute fondamental », celui du bienfondé d’une expédition. Parce qu’elles sont totalement désertiques, sans aucune forme de vie, parce qu’elles nous placent face à un vide naturel sans limite, parce que l’esprit ne peut se raccrocher à rien, les traversées des grandes calottes glaciaires nous renvoient nécessairement à ce « doute fondamental », au sens de sa propre existence et à son éventuel propre « vide » existentiel. On ne peut se soustraire à cela. Et l’on y va aussi pour ça. Tout le jeu consiste à juguler et à surmonter ses angoisses. Ça vaut une bonne séance de psy 😉
Mais je dois avouer que le kite possède cette excellente qualité, parce qu’éminemment technique, de nécessiter une concentration totale dans l’instant présent. Le skieur traditionnel, qui progresse à faible allure, à ski-pulka, aura beaucoup plus de temps à consacrer à une réflexion sur ses motivations et sera donc plus enclin au doute.
En 2007, j’ai vécu une expérience particulière. J’ai passé trois mois seul sur un voilier (Vagabond), loin de toute civilisation, en partie pendant la nuit polaire. Je peux assurer que ce genre d’expériences est plus délicate à gérer qu’une expédition sportive. Car il n’y a pas l’échappatoire de l’effort physique et la nécessité de progresser. Je n’ai d’ailleurs pas dit oui tout de suite lorsqu’Eric Brossier m’a proposé de vivre cette expérience car il me semblait important de mûrir ma décision.
D’une façon générale, se projeter dans l’expérience que l’on se propose de vivre – expédition sportive ou autre – est le gage du succès.
Quelles sont vos motivations profondes pour les expéditions polaires exigeantes ?
Contrairement à ce que pense une majorité de personnes, je n’ai pas un goût prononcé pour le froid. Au mieux, j’ai l’avantage de quelques prédispositions physiologiques – entre autres, une bonne circulation sanguine.
En revanche, les conséquences du froid m’intéressent : ces environnements extrêmes sont isolés, la nature y est brute, l’homme n’est jamais parvenu à la domestiquer. Les règles du jeu qui régentent ces milieux sont donc avant tout naturelles.
Tout nomade, vagabond, explorateur ou expéditionnaire, pourvu qu’il se déplace par ses moyens propres et un bagage limité à l’essentiel, connaît le plaisir que procure un minimalisme volontaire – le sentiment de sa liberté. Dans un environnement difficile, ce minimalisme reste un élément moteur du plaisir, en plus d’être une nécessité.
J’avoue également un penchant pour la performance et la vitesse. La perfection et l’engagement correspondent à une recherche d’absolu. Dans ces environnements extrêmes, il y a une logique certaine à vouloir aller vite, à rechercher cette excellence, à exhorter son corps et son mental à repousser ses propres limites. J’aime cette notion de dépassement de soi. Le dépassement physique peut instaurer un état rare de transe. Mais le dépassement mental, également. Les milieux extrêmes des grandes calottes glaciaires sont ceux du vide. Un vide radical, souverain et tyrannique. Leur intérêt intrinséque se trouve là, dans le vertige que provoque cette vacuité. Plus qu’une page blanche sur laquelle l’individu sera tenté de réécrire sa propre histoire, le désert de glace est le miroir de ses propres failles. Traverser le désert, c’est, en définitive, accepter de se battre contre ses propres démons.
Mais je pense que la plus profonde de mes motivations est de me sentir vivre, exister. Repousser ses limites est simplement un moyen d’accéder à ce ressenti.
Mais cette aspiration à une certaine forme de performance ne s’exprime qu’au travers de mes grands projets sportifs personnels et n’est pas recherchée dans mon activité professionnelle. Les raids que j’organise pour des groupes se font d’ailleurs dans des secteurs de grand intérêt paysagé et ne sont comparables en rien à des grandes expés engagées. Parcourir ces régions le plus vite possible serait leur faire la pire des injures. Dans ce cadre, j’aime mettre le temps à profit pour louvoyer, fureter, prospecter, explorer, jusqu’à posséder une reproduction mentale juste et détaillée du territoire, afin d’y dénicher ses joyaux cachés. La vitesse n’est alors plus du tout une motivation. Le caractère esthétique d’un paysage, si !
Prenons le cas de l’Islande : à la fois vaste et limité, d’une richesse topographique insoupçonnée, ce pays se prête magnifiquement à un cheminement en profondeur. Là-bas plus qu’ailleurs, je zigzague, louvoie, rôde, grimpe, chemine sur les arêtes, pénètre au coeur des coulées de laves et des canyons. Car là réside l’âme d’un territoire !
Avez-vous déjà pensé à traverser l’Antarctique ?
Oui, mais j’y ai renoncé pour l’instant car le budget nécessaire à la réalisation d’une grosse expédition en Antarctique est colossal (il est beaucoup plus important que pour une traversée en Arctique) et je n’ai malheureusement pas un rond. Le peu gagné me sert essentiellement à financer mes projets. Mais là, c’est bien au-delà de ce que je peux assumer.
Par ailleurs, c’est un territoire encore moins connu que l’Arctique et les informations nécessaires à la préparation d’une expé sont très difficiles à collecter, souvent inexistantes. Il faut donc dépenser des trésors d’énergie pour mettre sur pied une expédition d’envergure viable en Antarctique. Une traversée de l’Antarctique requière par conséquent trois à quatre ans de préparation.
Quels sont vos projets ?
Nous avons un nouveau projet intitulé « Wings Over Greenland II » qui consiste à faire une circumnavigation en kite-ski de la calotte glaciaire groënlandaise. Je ne rentrerai pas davantage dans les détails tant que le départ ne sera pas définitivement acté. Mais cette expédition, si elle aboutit, sera un très gros morceau.
Nous préparons ce projet depuis le printemps 2012. Le départ est prévu pour le 20 avril 2014.
Ce que nous pouvons d’ores et déjà dire, c’est que les deux inlandsis, Groënland et Antarctique, sont les zones (hors mer) les plus propices au parcours de très longues distances au moyen de la traction éolienne. La circumnavigation de l’inlandsis groënlandais offre un intérêt majeur : une logistique et un budget relativement limités pour une distance projetée énorme – une expédition de même ampleur en Antarctique nécessiterait des moyens financiers et logistiques incomparablement plus élevés.
Mais la simplicité relative d’une circumnavigation groënlandaise s’arrête là. Pour le reste, il s’agit bien d’une équation complexe. La taille modérée de l’inlandsis groënlandais génère des flux catabatiques moins importants qu’en Antarctique. Cette remarque est particulièrement valable pour la partie sud de la calotte groënlandaise : relativement étroite, elle est à l’origine de vents catabatiques atténués, en particulier dans le quart sud-est de la circumnavigation projetée.
Les régimes aérologiques sur la façade orientale de l’inlandsis sont méconnus (aucune traversée sous voiles et de grande ampleur n’y a été réalisée à ce jour). Les informations climatiques et topographiques concernant l’inlandsis restent parcellaires et sont difficiles à collecter et à analyser.
Une approche méthodique, mettant en oeuvre le recueil de données cartographiques (via un modèle numérique) et météorologiques (via les sept stations automatiques implantées sur la calotte), les traitements de ces dernières par analyses statistiques, ainsi que l’utilisation de l’imagerie satellitaire, ont été nécessaires à l’obtention d’informations de première importance concernant la cartographie globale de l’inlandsis groënlandais, les températures (moyennes et probabilités en un lieu et une période donnés), l’aérologie (vitesses moyennes des vents en fonction de leurs directions en un lieu et une période donnés, probabilités de direction en un lieu et une période donnés), la fonte de surface (variation de l’extension quotidienne des surfaces de fonte en fonction des années, nombre cumulé de jours de fonte en fonction des années et du lieu) et la topographie et les écoulements glaciaires (détection de la présence de crevasses dans les secteurs où l’itinéraire projeté se rapproche du relief ou des zones de drainage glaciaire important de l’inlandsis).
Sur un plan sportif, l’expérience et l’analyse des données aérologiques montrent la nécessité d’être performant dans l’utilisation de tous les types de vent. Savoir progresser les jours de tempête, mais surtout par vents faibles à très faibles, sera d’une absolue nécessité.
Pour plus d’informations, nous vous invitons à suivre les expéditions de Mika sur son site internet : latitudes-nord.fr